Engloutis

Engloutis no. 70

Engloutis

«Les choses viennent à la representation à partir d’un arrière-fond dont elles emergent et vers lequel elles retournent dans la jouissance que nous pouvons en avoir.

Les choses, dans la jouissance, ne s’abîment pas dans la finalité technique qui les organise en système. Elles se dessinent dans un milieu où on les prend. Elles se trouvent dans l’espace, dans l’air, sur la terre, dans la rue, sur la route. Milieu qui reste essentiel aux choses, même quand elles se réfèrent à la propriété, dont nous montrerons plus loin le dessin et qui constitue les choses comme choses. Ce milieu ne se réduit pas à un système de références opérationnelles et n’équivaut pas à la totalité de ce système, ni à une totalité où le regard ou la main auraient la possibilité de choisir, virtualité de choses que le choix chaque fois actualiserait. Le milieu a une épaisseur propre. Les choses se réfèrent à la possession, peuvent s’emporter, sont meubles; le milieu à partir duquel elles me viennent gît en déshérence, fond ou terrain commun, non-possédable, essentiellement, à «personne» : la terre, la mer, la lumière, la ville. Toute relation ou possession se situe au sein du non-possédable qui enveloppe. Nous l’appelons l’élémental.
(…)
L’élément n’a pas de formes qui le contiennent. Contenu sans forme. Ou plutôt il n’a qu’un côté : la surface de la mer et du champ, la pointe du vent, le milieu sur lequel cette face se dessine ne se compose pas de choses. Il se déploie dans sa propre dimension — la profondeur, inconvertible en largeur et en longueur où s’étend la face de l’élément. La chose, certes, elle non plus, ne s’offre que par une face unique; mais nous pouvons en faire le tour, et l’envers en vaut l’endroit. Tous les points de vue se valent. La profondeur de l’élément le prolonge et le perd dans la terre et dans le ciel «Rien ne finit, rien ne commence.»
À vrai dire, l’élément n’a pas de face du tout. On ne l’aborde pas. La relation adéquate à son essence le découvre précisément comme un milieu : on y baigne. À l’élément, je suis toujours intérieur.»

Emmanuel Lévinas — Totalité et infini, 1971